CHAPITRE 4

 

Au Fort de Ruatha, au Fort de Fidello

et à différents points de l’Interstice, 10-5-15-16.5.15

 

 

Comment faire mâcher la pierre de feu à Ruth ? Impossible de trouver un moment de liberté. Peut-être N’ton avait-il révélé son plan à Lytol, qui inventait toutes sortes d’activités pour remplir ses journées. Mais Jaxom écarta cette idée. N’ton n’était ni rusé ni perfide. Jaxom comprit qu’il avait toujours été très occupé : les soins à donner à Ruth au lever, puis ses leçons, ses obligations au Fort, et, depuis quelques Révolutions, les entrevues avec les vassaux auxquelles Lytol le convoquait – en qualité d’observateur muet – pour lui apprendre la gestion d’un Fort. Et maintenant il aurait bien voulu avoir quelques heures libres, sans donner d’explications.

Autre problème : partout où allait Ruth, un lézard de feu se matérialisait immédiatement. Menolly avait raison : ils étaient bavards, et pouvaient devenir des témoins gênants. Il emmena donc Ruth sur une montagne des Hautes Terres où il s’était exercé à voler dans l’Interstice. Il avait attendu d’être en vol pour donner les coordonnées à Ruth, sans lézard de feu en vue. Et il n’eut pas le temps de compter vingt-deux respirations que le lézard vert de Deelan et le bleu de l’Intendant du Fort surgirent au-dessus de Ruth. Ils poussèrent des piaillements étonnés.

Jaxom se rendit encore dans deux endroits aussi écartés, l’un dans les plaines de Keroon, l’autre sur une île déserte au large de Tillek. Les lézards l’y suivirent.

Il envisagea d’en parler à Lytol. Mais jamais Lytol n’aurait demandé à Deelan ou à l’Intendant de le faire surveiller par leurs créatures. S’il allait trouver Deelan, elle se mettrait à pleurer, se tordrait les mains et irait tout droit se plaindre à Lytol. Brand, c’était autre chose. Il était venu du Fort de Telgar, deux Révolutions plus tôt, quand l’ancien Intendant s’était avéré incapable de contrôler la goinfrerie des pupilles. Il comprendrait sûrement les problèmes d’un jeune homme.

Dès son retour au Fort, il alla trouver Brand qui tançait vertement les servantes au sujet des déprédations causées par les serpents-fouisseurs dans les dépenses. À la stupéfaction de Jaxom, il les congédia immédiatement, leur enjoignant de lui présenter deux serpents morts chacune sous peine d’une diète forcée de quelques jours.

Brand n’avait jamais manqué à la courtoisie envers Jaxom, mais une attention si prompte le prit de court. Brand attendit avec toute la déférence qu’il aurait manifestée à Lytol. Avec embarras, Jaxom se rappela sa sortie de l’autre matin. Non, Brand n’était pas du genre obséquieux. Il avait le regard direct et la poignée de main franche.

— Je ne peux aller nulle part sans être suivi par des lézards de ce Fort, dit Jaxom. Le vert de Deelan, et, sans vous offenser, votre bleu. Est-ce encore nécessaire ?

La surprise de Brand n’avait pas l’air feinte.

— De temps en temps, reprit Jaxom, un homme a besoin d’être seul. Comme vous le savez, les lézards de feu sont d’incorrigibles bavards. Ils pourraient raconter… vous voyez ce que je veux dire ?

Brand voyait, mais s’il en fut amusé ou surpris, il le cacha bien.

— Je m’excuse, Seigneur Jaxom. C’est un oubli. Vous savez comme Deelan était inquiète quand vous vous êtes mis à voler dans l’Interstice. Les lézards de feu vous suivaient pour la tranquilliser. J’aurais dû modifier ces dispositions.

— Depuis quand suis-je pour vous le Seigneur Jaxom, Brand ?

Les lèvres de l’Intendant tremblèrent légèrement.

— Depuis l’autre matin… Seigneur Jaxom.

— Je ne parlais pas pour vous ce jour-là, Brand. Brand inclina légèrement la tête, coupant à ses excuses.

— Comme l’a fait remarquer le Seigneur Lytol, vous êtes en âge d’être confirmé dans votre rang, Seigneur Jaxom, et nous… devons agir en conséquence, conclut-il avec aisance.

Jaxom parvint à quitter la salle sans perdre contenance, et gagna rapidement le premier tournant du couloir.

Là, il s’arrêta pour assimiler cette conversation. « En âge d’être confirmé dans votre rang… » De plus, le Seigneur Groghe souhaitait lui donner sa fille en mariage. Cette confirmation alarmait et contrariait Jaxom, alors qu’elle l’aurait enchanté la veille. Quand il serait officiellement Seigneur de Ruatha, il n’aurait plus aucune chance de voler avec une escadrille de combat. Il n’avait pas envie d’être Seigneur. Et encore moins de s’embarrasser d’une épouse qu’il n’aurait pas choisie.

Il aurait dû dire à Menolly qu’il n’avait aucun problème avec les filles du Fort… quand cela lui plaisait. Il ne voulait pas avoir une réputation de débauché comme Meron ou ce jeune fou de Seigneur Laudey, que Lytol avait renvoyé chez lui sous un prétexte qui n’avait trompé personne. Pourtant, il lui faudrait trouver une jeune fille agréable, qui lui donnerait un alibi, et la liberté de se livrer à des activités plus importantes.

Jaxom s’écarta du mur, redressant machinalement les épaules. La déférence de Brand était revigorante. Et ce n’était pas le seul changement. Deelan ne le harcelait plus au petit déjeuner pour qu’il mange au-delà de sa faim, Dorse avait inexplicablement disparu depuis quelques jours. Et Lytol ne commençait plus la journée en lui demandant des nouvelles de Ruth, mais en lui exposant les affaires du jour.

À son retour de l’Atelier des Forgerons, il avait passé la soirée à parler des étoiles de Wansor. Les pupilles et les autres assistants avaient gardé un silence inusité, mais c’était par intérêt pour la discussion, avait pensé Jaxom. Car Lytol, Finder et Brand n’avaient pas gardé leur langue dans leur poche.

J’aurais dû m’affirmer depuis des mois, pensa Jaxom en entrant dans son appartement.

On ne dérangeait pas Jaxom quand il s’occupait de Ruth, et il commençait à apprécier cette intimité. Généralement, Jaxom étrillait et oignait d’huile son dragon très tôt le matin, ou tard le soir. Il chassait avec Ruth tous les quatre jours, car le dragon blanc mangeait plus souvent que ses grands frères. Habituellement, les lézards de feu du Fort l’accompagnaient. La plupart des gens nourrissaient quotidiennement à la main leurs petits compagnons, mais on n’avait jamais pu leur faire passer le goût de la proie encore chaude, et on avait décidé de ne pas contrarier cet instinct. Les lézards de feu étaient des créatures exaltées, sincèrement attachées à leurs maîtres après l’Empreinte, mais sujettes à des sautes d’humeur, et disparaissant parfois pendant de longues périodes. Quand ils revenaient, ils agissaient comme s’ils n’étaient jamais partis, mais transmettaient parfois des images scandaleuses.

Jaxom savait que Ruth voudrait chasser aujourd’hui. Son dragon lui transmit son impatience. En riant, Jaxom demanda quelle proie il fallait traquer.

Un wherry, un wherry de plaine bien dodu, et pas un de ces wherries de montagne décharnés, dit Ruth, soulignant son mépris d’un grognement.

— Tu sembles même affamé, dit Jaxom en s’approchant.

Ruth posa son museau contre la poitrine de Jaxom, qui sentit son haleine fraîche à travers son épaisse veste de vol. Il roula ses yeux à facettes, teintés du rose marquant la fringale. Il se dirigea vers l’immense porte de bronze, dont il poussa les battants de ses pattes antérieures.

Alertés par les pensées de Ruth, les lézards de feu se mirent à voleter autour de lui, pleins d’espoir. Jaxom monta et donna le signal de l’envol. Des crêtes de feu, le vieux dragon de guet leur souhaita bonne chasse, et son maître les salua.

Les dîmes des Forts permettaient aux six Weyrs de Pern d’entretenir leurs propres troupeaux pour la nourriture de leurs dragons. Et aucun Seigneur ne se plaignait jamais si, d’aventure, un chevalier venait nourrir son dragon sur ses terres. Comme Jaxom était Seigneur et, théoriquement, possédait tout ce qui se trouvait dans les frontières de Ruatha, les chasses de Ruth n’étaient qu’une question de courtoisie. Lytol n’avait pas eu besoin de demander à Jaxom de répartir les prises de sa bête pour qu’aucun vassal ne soit lésé.

Ce matin-là, Jaxom donna à Ruth les coordonnées d’une riche prairie où l’on engraissait des wherries mâles. Quand Jaxom et Ruth parurent, l’exploitant, monté sur sa bête de selle, salua le jeune Seigneur.

— J’aimerais que vous transmettiez une requête au Seigneur Lytol, dit-il d’un ton où Jaxom détecta quelque rancœur. Voilà je ne sais combien de fois que je demande un œuf de lézard de feu. Les œufs de wherries ne peuvent pas être couvés proprement avec toutes ces vermines. J’en perds quatre ou cinq par ponte, à cause des serpents et autres parasites qui cassent les coquilles. Les lézards de feu les éloigneraient. Les lézards de feu sont des créatures très utiles, Seigneur Jaxom, et c’est mon droit d’en avoir un, car je suis exploitant depuis douze Révolutions. Palon, du Lac Chauve, en a un, et pourtant il n’exploite que depuis dix Révolutions.

— Je ne comprends pas ce qui s’est passé, Tegger. Je verrai ce qu’on peut faire. Nous n’avons pas de ponte pour le moment, mais je penserai à vous dès que nous en aurons une.

L’homme remercia bourrument, puis suggéra à Jaxom d’aller chasser à l’autre bout de la plaine, car il voulait abattre les wherries qui les entouraient, et la vue d’un dragon en chasse faisait perdre à ses bêtes une semaine de poids.

Jaxom le remercia et Ruth émit un grondement de gratitude qui fit cabrer la bête de Tegger. Il lui serra la bride et la fit retourner pour l’empêcher de s’enfuir.

Tegger avait peu de chances de conférer l’Empreinte à un lézard de feu, se dit Jaxom en sautant sur l’épaule de Ruth.

Ruth approuva. Cet homme a déjà eu un œuf une fois. Le petit est parti dans l’Interstice et n’est jamais revenu sur le lieu de son éclosion.

— Comment le sais-tu ?

Les lézards de feu me l’ont dit.

— Quand ?

Quand c’est arrivé. Je viens de m’en souvenir, dit Ruth, apparemment très content de lui. Ils me racontent des tas de choses intéressantes quand vous n’êtes pas avec moi.

Alors seulement Jaxom réalisa que leur escorte habituelle de lézards de feu n’était pas là. Il n’avait pourtant pas demandé à Brand une interdiction générale.

Ruth demanda plaintivement s’ils pouvaient passer à la chasse. Suivant la suggestion de l’exploitant, ils se rendirent à l’autre bout de la plaine. Ruth déposa Jaxom sur une colline herbeuse où il avait une bonne vue du troupeau. À peine Ruth eut-il repris son vol qu’une bande de lézards de feu apparut, et très intéressée par le repas de Ruth.

Certains dragons prenaient leur temps pour sélectionner leur proie, survolant les troupeaux pour disperser les bêtes et isoler la plus grasse. Ruth avait sans doute perçu chez Jaxom l’idée que Tegger n’apprécierait pas des wherries épuisés par la course. Bref, le dragon blanc s’empara d’un mâle à son premier piqué, puis se posa et lui tordit le cou.

Abandonnant les lézards de feu qui nettoyaient les os avec appétit, Ruth tua une seconde bête, qu’il mangea avec sa délicatesse habituelle. À peine le troupeau s’était-il regroupé à l’autre bout de la prairie que Ruth reprit son vol pour la troisième fois.

Je vous ai dit que j’avais grand-faim, dit-il, si penaud que Jaxom éclata de rire et lui dit de se goinfrer à son aise.

Je ne me goinfre pas, répliqua Ruth, légèrement vexé. J’ai faim, c’est tout.

Jaxom regardait les lézards festoyer. Il se demanda d’où ils venaient. Des alentours, répondit Ruth.

Ainsi, se dit Jaxom, je n’ai écarté que les lézards du Fort. Mais dès qu’un lézard apprenait quelque chose, ils semblaient tous le savoir : il faudrait trouver un moyen de garder le secret.

Jaxom savait qu’il fallait du temps à un dragon pour mâcher et digérer correctement la pierre de feu. Les chevaliers-dragons commençaient à en donner à leurs bêtes plusieurs heures avant une Chute. Combien de temps faudrait-il à Ruth pour transformer la pierre en haleine enflammée ? Si seulement Jaxom avait pu entraîner Ruth dans un Weyr, et profiter de l’expérience d’un Chef des Aspirants…

En tout cas, la pierre de feu n’était pas un problème. Il en fallait au vieux dragon de guet, de sorte qu’il y en avait une provision abondante sur les crêtes de feu.

Le moment continuait à poser problème. Jaxom était libre toute la matinée, parce que Ruth devait chasser et qu’on déconseillait de faire voler dans l’Interstice un dragon qui venait de manger – le froid intense lui aurait coupé la digestion. Il devait donc prendre le temps de revenir à Ruatha en vol normal. L’après-midi, il devait superviser les semailles de printemps.

Jaxom se demanda rêveusement si les Seigneurs redoutaient qu’il imitât un jour la tyrannie et la cupidité de son père. Ils discouraient à l’envi sur les Lignées et la Voix du Sang, mais le sang de Fax ne les inquiétait-il jamais ? Ou comptaient-ils sur l’influence du sang de sa mère ? Tout le monde lui parlait volontiers de Dame Gemma, mais chacun changeait de conversation s’il mentionnait seulement le nom de ce père détesté. Pourtant, ils ne se faisaient pas faute de médire des vivants.

Jaxom taquina l’idée de conquête. Le Fort de Fort était un trop gros morceau ; comment s’y prendre pour réduire Nabol ou Tillek ? Ou Crom, peut-être, bien qu’il aimât trop Kern, le fils aîné du Seigneur Nessel, pour le spolier. Par la Coquille, ça lui allait bien de rêver de conquêtes, alors qu’il ne pouvait même pas contrôler sa destinée et celle de son dragon !

Ruth, le ventre tendu à se rompre, rota de contentement. Il s’assit dans l’herbe grasse, tiédie par le soleil, et lécha ses serres. Puis il tourna la tête, soufflant une haleine douceâtre. Vous voilà encore inquiet.

— Je veux que nous soyons un vrai chevalier et un vrai dragon.

Je suis un dragon, vous êtes mon maître. Où est le problème ?

— Eh bien, partout où nous allons, les lézards de feu nous suivent.

Vous avez dit au gros maître du bleu – Brand, selon la définition de Ruth – qu’ils ne devaient pas nous suivre, et ils ne sont pas là.

— D’autres sont venus à leur place.

Puis, la remarque de Menolly lui revint : « À quoi ceux-ci pensent-ils en ce moment ? »

Ils pensent qu’ils ont le ventre plein. Que les wherries étaient tendres et dodus. Très bons repas. Le meilleur qu’ils aient fait depuis des Révolutions.

— Est-ce qu’ils s’en iraient si tu le leur ordonnais ?

Ruth roula les yeux, plus amusé qu’irrité.

Ils seraient étonnés et viendraient voir pourquoi. Je peux leur donner cet ordre si vous voulez. Peut-être qu’ils nous laisseraient seuls assez longtemps.

— Ça ne m’étonne pas d’eux : ils ont plus de curiosité que de raison. Enfin, comme dit Robinton, à chaque problème sa solution. Nous finirons bien par en trouver une.

Tourmenté par une digestion difficile et bruyante, Ruth ne pensait plus qu’à dormir sur le chemin du retour. Jaxom l’installa dans la Grande Cour au soleil, puis rejoignit Lytol.

Celui-ci conseilla au jeune Seigneur de manger rapidement car il y avait une longue route à faire. Tordril, un des pupilles de Lytol, devait l’accompagner. Le Maître Fermier Andemon avait créé une nouvelle variété de blé à pousse rapide et haut rendement. Les champs du Continent Méridional, bien protégés par les larves, qui avaient reçu cette nouvelle semence, avaient produit des récoltes incroyablement résistantes, capables de survivre à de longues sécheresses. Ce blé se plairait-il dans le climat plus humide du Nord ?

Beaucoup de petits exploitants se méfiaient des nouveautés. « Aussi conservateurs que les Anciens », grommelait souvent Lytol, mais il s’arrangeait toujours pour avoir le dernier mot. Fidello, qui possédait les terres où il voulait faire son expérience, ne les exploitait que depuis deux Révolutions, son prédécesseur étant mort pendant une chasse aux wherries sauvages.

Ils se mirent en route sur des bêtes de selle spécialement sélectionnées. Jaxom trouvait parfois ennuyeux de voyager par voie de terre, alors qu’il pouvait voler dans l’Interstice avec Ruth et arriver à destination en l’espace de quelques respirations. Pourtant, par ce beau jour de printemps, il apprécia la promenade.

Les terres de Fidello se trouvaient au nord-est de Ruatha, sur un plateau dominé par les sommets enneigés des montagnes de Crom. En arrivant sur le plateau, le lézard bleu qui voyageait sur le bras de Tordril pépia un salut et, s’envolant, décrivit un cercle pour se présenter à un bronze appartenant sans doute à Fidello, et qui guettait leur arrivée. Immédiatement, les deux lézards de feu disparurent dans l’Interstice. Tordril et Jaxom échangèrent un regard entendu, sachant qu’une bonne coupe de klah et du pain sucré les accueilleraient à la ferme.

Fidello en personne vint à leur rencontre et les escorta pendant la dernière partie du trajet. Il montait une solide bête de peine, dont la robe estivale luisait de santé sous les rudes touffes maintenant clairsemées de la fourrure hivernale. Sa ferme, dont il leur fit les honneurs avec gravité et réserve, était petite mais bien tenue. Sa famille et celle du précédent exploitant étaient réunies pour servir leurs hôtes.

— Il a une bonne cuisinière, dit Tordril à Jaxom pendant que les jeunes gens attaquaient les victuailles. Et une sœur bien jolie, ajouta-t-il tandis qu’une jeune fille s’approchait d’eux avec un pichet de klah fumant.

Elle était très jolie en effet, constata Jaxom. On pouvait faire confiance à Tordril pour repérer les jolies filles du premier coup d’œil. Pourtant, c’est à Jaxom qu’elle sourit, pas à Tordril, et, bien que le futur Seigneur d’Ista essayât d’engager la conversation avec elle, elle ne lui répondit que par monosyllabes. Elle resta près de Jaxom jusqu’à ce que son frère vienne leur proposer de commencer les semences s’ils ne voulaient pas rentrer au Fort en pleine nuit.

— Si j’avais été Seigneur de Ruatha, l’auriez-vous eue si vite ? dit Tordril à Jaxom pendant qu’ils vérifiaient leurs selles.

— Qui parle de l’avoir ? dit Jaxom stupéfait. Nous avons juste bavardé.

— Mais vous pourriez l’avoir la prochaine fois que… euh, que vous aurez l’occasion de bavarder. À moins que Lytol ne voie les bâtards d’un mauvais œil. Mon père dit que ça stimule les légitimes ! Ça devrait être facile pour vous, vu que Lytol vient d’un Weyr et ne doit pas être trop à cheval sur les principes en ce domaine.

Lytol et Fidello les rejoignirent alors, mais Tordril avait donné une idée à Jaxom. Comment s’appelait-elle, déjà ? Corana ? Eh bien, Corana pouvait être utile. Il n’y avait qu’un seul lézard de feu à la ferme du Plateau – et si Ruth arrivait à le dissuader de les suivre…

Après le retour au Fort, tard dans la soirée, Jaxom monta discrètement sur les crêtes de feu. Le vieux dragon de guet et son chevalier faisaient un petit vol avant la nuit pour se dégourdir les ailes, ce qui lui permit de prélever un plein sac de pierres de feu sur ses provisions.

Le lendemain, il représenta à Lytol qu’ils n’avaient peut-être pas apporté assez de semence à Fidello, car le champ semblait très grand. Le Régent le considéra un moment, perplexe, puis convint qu’en effet un demi-sac de plus serait sans doute utile. Le visage de Tordril exprima quelque respect pour un prétexte si plausible. Lytol fit donc remettre à Jaxom un demi-sac de semence pris dans les réserves de Brand, et le jeune homme s’éloigna pour endosser sa tenue de vol.

Ruth, repu après le repas de la veille, voulait savoir s’il y avait un joli lac près de la ferme. Jaxom pensait que la rivière était assez profonde pour un bain agréable, mais ils n’allaient pas là-bas pour pratiquer les sports nautiques. Ils décollèrent sans qu’on ait remarqué le deuxième sac attaché sur le dos de Ruth – ni le harnais de combat. Les lézards de feu voletèrent autour de Ruth pendant l’envol, mais aucun n’émergea avec eux à la Ferme du Plateau.

Fidello reçut les semences avec une telle gratitude que Jaxom eut un peu honte de sa duplicité.

— Je n’ai pas osé en parler au Régent, Seigneur Jaxom, mais j’ai préparé un très grand champ pour ces semences, et j’aimerais qu’elles donnent un bon rendement pour justifier la confiance du Seigneur Lytol. Prendrez-vous quelques rafraîchissements ? Ma femme…

Seulement sa femme ?

— Avec plaisir. La matinée est froide.

Il démonta, flatta Ruth et suivit Fidello dans la ferme. La grande salle était aussi propre que lorsqu’on attendait leur visite. Corana n’était pas là, mais la femme de Fidello, enceinte et proche de son terme, comprit tout de suite la vraie raison de sa visite.

— Tout le monde est à l’île de la rivière pour cueillir des whities, dit-elle, le regardant avec coquetterie en lui versant du klah chaud. Sur votre magnifique dragon, vous les rejoindrez en un instant, Seigneur Jaxom.

— Pourquoi le Seigneur Jaxom irait-il assister à la cueillette des whities ? demanda Fidello, mais personne ne lui répondit.

Jaxom s’envola avec Ruth, salua Fidello du haut des airs, puis, par l’Interstice, se rendit sur une montagne déserte. Le lézard brun les suivit.

— Par la Coquille ! Dis-lui de s’en aller ! Immédiatement, le lézard de feu disparut.

— Parfait. Maintenant, je peux t’enseigner à mâcher la pierre de feu.

Je sais déjà.

— Tu crois savoir. Je fréquente les chevaliers-dragons depuis assez longtemps pour savoir que ce n’est pas si simple.

Ruth émit un petit grognement dédaigneux, cependant que Jaxom sortait du sac un fragment de pierre gros comme son poing.

— Maintenant, n’oublie pas ta deuxième panse ! Ruth ferma toutes ses paupières et ouvrit la gueule, puis se mit à broyer la pierre. Le bruit le fit sursauter et il ouvrit les yeux.

— C’est normal que tu fasses tant de bruit ? S’écria Jaxom.

C’est du roc.

Il déglutit en fermant une paupière. Je n’oublie pas ma deuxième panse, dit-il avant que Jaxom ait eu le temps de la lui rappeler. Plus tard, Jaxom jura qu’il entendait chaque fragment de pierre descendre dans son gosier. Puis ils s’assirent et se regardèrent, attendant l’étape suivante.

— En principe, tu devrais roter.

Je sais. Et je sais roter, mais je n’y arrive pas.

Jaxom lui offrit poliment un autre quartier de roc. Cette fois, le broyage sembla moins bruyant. Ruth avala, puis s’assit sur son train arrière.

OH !

Cette exclamation mentale fut suivie d’un grondement tel que le dragon baissa les yeux sur son ventre blanc. Sa gueule s’ouvrit. Poussant un cri stupéfait, Jaxom se jeta précipitamment de côté, à l’instant où une flamme minuscule sortait du museau de Ruth, qui fit un bond en arrière ; seule sa queue l’empêcha de tomber.

Je crois qu’il me faut davantage de pierre pour cracher une flamme convenable.

Jaxom lui en donna quelques petites poignées que Ruth broya rapidement. L’éruption de gaz fut encore plus rapide.

C’est beaucoup mieux, dit Ruth avec satisfaction.

— Mais ce ne serait rien contre les Fils.

Ruth ouvrit la gueule. Le sac de Jaxom fut bientôt vide. Mais Ruth parvint quand même à calciner une bonne largeur de mauvaises herbes.

— Je crois que nous ne sommes pas encore au point.

Et nous n’avons encore calciné aucun Fil en plein ciel.

— Nous n’en sommes pas encore là. Mais au moins, nous avons prouvé que tu peux mâcher la pierre de feu.

Je n’en ai jamais douté.

— Moi non plus, Ruth, mais, dit Jaxom avec un profond soupir, il nous faudra beaucoup de pierre de feu avant que tu apprennes à émettre des flammes continues.

Ruth eut l’air si désolé que Jaxom lui caressa le tour de l’œil et la crête crânienne.

— On aurait dû m’autoriser à t’entraîner correctement avec les autres aspirants. Ce n’est pas juste. Ce n’est pas de ta faute si tu as des difficultés aujourd’hui. Mais, par la Première Coquille, nous finirons par réussir ensemble !

Ruth se rassura puis s’éclaircit.

Nous travaillerons plus dur, c’est tout. Mais ce serait plus facile avec davantage de pierre. Le brun Wilth n’en utilise plus beaucoup. Il est trop vieux pour mâcher encore.

— C’est pourquoi il est dragon de guet.

Jaxom vida par terre les gravillons de pierre de feu, serra la coulisse du sac et l’attacha à sa ceinture. Il n’avait pas utilisé son harnais de combat. Maintenant, il fallait consolider son alibi.

Il n’eut aucun mal à trouver les cueilleurs de whities à l’île de la rivière, et Corana se hâta à sa rencontre. Elle était vraiment ravissante avec ses grands yeux verts et ses joues colorées d’une délicate rougeur. Ses tresses s’étaient dénouées, et ses cheveux noirs encadraient son visage avec grâce.

— Y a-t-il eu une Chute ? demanda-t-elle, écarquillant ses yeux verts avec inquiétude.

— Non. Pourquoi ?

— Je sens l’odeur de la pierre de feu.

— Oh, c’est ma tenue de vol. Je la porte toujours pendant les Chutes. Et c’est une odeur persistante.

Nouveau danger auquel il n’avait pas pensé et qu’il faudrait parer.

— Je suis venu apporter des semences à votre frère…

Elle le remercia avec effusion de prendre tant de peine pour une si petite ferme. Puis elle se tut, intimidée. Pour la faire sortir de sa réserve, Jaxom proposa d’aider à la cueillette des whities, ce qui provoqua une tempête de protestations.

— Je veux savoir faire tout ce que je demande à mes vassaux, dit-il pour couper court.

En fait, il s’amusa beaucoup. Quand ils eurent rassemblé une énorme brassée de whities, il proposa de la rapporter à la ferme si Corana venait avec lui. Elle eut peur, mais il l’assura qu’ils rentreraient en vol normal, vu qu’elle n’était pas vêtue pour le froid pénétrant de l’Interstice. Avant l’atterrissage, Jaxom lui déroba quelques baisers. Corana ne serait plus pour lui un simple prétexte.

Quand Jaxom les eut déchargés, elle et leurs whities, Ruth disparut dans l’Interstice et les emmena au bord de leur lac de montagne. Jaxom n’avait guère envie d’un bain glacé, mais il savait qu’il devait se débarrasser de l’odeur de la pierre de feu avant de rentrer à Ruatha. Il lui fallut du temps pour sabler toute la robe de Ruth. Puis Jaxom dut faire sécher au soleil sa chemise et son pantalon. Quand ils furent prêts, le soleil avait largement dépassé le zénith, et son absence avait été beaucoup trop longue pour un simple flirt avec Corana. Il prit donc un risque, et, remontant le temps dans l’Interstice, il rentra à Ruatha au milieu de la matinée. Mais un détail oublié faillit faire découvrir leur entreprise.

Il était en train de dîner quand Ruth émit un appel d’urgence.

— Ruth ! expliqua-t-il, sortant en courant.

Mon estomac me brûle, lui dit Ruth, très incommodé.

— Par la Coquille, c’est la pierre de feu, répondit Jaxom, courant à perdre haleine dans les couloirs déserts. Va sur les crêtes de feu, où Wilth laisse sa pierre.

Ruth n’était pas certain de pouvoir voler dans son état.

— Sottise ! Tu peux toujours voler.

Il fallait que Ruth vide sa deuxième panse à l’extérieur du weyr. Lytol allait peut-être venir voir ce qui incommodait la bête.

Je ne peux pas bouger. J’ai comme un gros poids dans le ventre.

— Tu vas régurgiter la cendre de pierre de feu. Les dragons ne la digèrent pas. Il faut la recracher.

J’ai l’impression que c’est ce que je vais faire.

— Pas dans le weyr, Ruth, je t’en supplie !

Une seconde plus tard, Ruth leva sur lui des yeux penauds. Au milieu du weyr fumait un petit tas, ressemblant à du sable brun et humide.

Je me sens beaucoup mieux maintenant, dit Ruth d’une toute petite voix.

— Entends-tu Lytol approcher ? demanda Jaxom, son cœur battant si fort d’avoir couru qu’il n’entendait rien d’autre.

Franchissant les portes de bronze, il prit dans la cour un seau et une pelle.

— Si j’arrive à me débarrasser de ça avant que ça empuantisse toute la maison…

Il se mit fébrilement au travail, et, heureusement, le seau suffit à contenir toutes les cendres. Ce n’était pas comme si Ruth avait mâché suffisamment de pierre de feu pour une Chute de quatre heures.

Jaxom emporta le seau dehors et jeta du sable doux à l’endroit souillé.

— Toujours pas de Lytol ? demanda-t-il, un peu surpris.

Non.

Jaxom poussa un gros soupir de soulagement et flatta Ruth d’une main rassurante. La prochaine fois, il n’oublierait pas de lui faire régurgiter les cendres en lieu sûr.

Quand Jaxom revint prendre sa place à table, il ne donna pas d’explications, et on ne lui en demanda pas – un exemple de plus du respect nouveau que lui témoignaient ses familiers.

La nuit suivante, lui et Ruth prirent autant de pierre de feu que le dragon en pouvait porter à l’endroit le plus indiqué – les mines de pierre de feu de Crom. Une demi-douzaine de lézards de feu surgirent durant leur raid, mais Ruth les renvoyait immédiatement les uns après les autres.

— Ne les laisse pas nous suivre.

Ils viennent simplement par courtoisie. Ils m’aiment.

— C’est bien d’être populaire, mais jusqu’à un certain point.

Ruth soupira.

— Ça ne fera pas trop lourd à porter ? demanda Jaxom ne voulant pas surcharger sa bête.

Bien sûr que non. Je suis très fort.

Puis Jaxom ordonna à Ruth d’aller par l’Interstice dans le désert de Keroon. Il y avait la mer pour se baigner, tout le sable du monde pour laver l’odeur de la pierre de feu, et assez de soleil pour sécher ses vêtements en un clin d’œil.